Phèdre - Acte II - Scène 2

HIPPOLYTE, ARICIE, ISMÈNE.

HIPPOLYTE.

Madame, avant que de partir,
J’ai cru de votre sort vous devoir avertir.
Mon père ne vit plus. Ma juste défiance
Présageait les raisons de sa trop longue absence :
La mort seule, bornant ses travaux éclatants,
Pouvait à l’univers le cacher si longtemps.
Les dieux livrent enfin à la Parque homicide
L’ami, le compagnon, le successeur d’Alcide.
Je crois que votre haine, épargnant ses vertus,
Écoute sans regret ces noms qui lui sont dus.
Un espoir adoucit ma tristesse mortelle :
Je puis vous affranchir d’une austère tutelle.
Je révoque des lois dont j’ai plaint la rigueur :
Vous pouvez disposer de vous, de votre cœur ;

Et dans cette Trézène, aujourd’hui mon partage,
De mon aïeul Pitthée autrefois l’héritage,
Qui m’a, sans balancer, reconnu pour son roi,
Je vous laisse aussi libre, et plus libre que moi.

ARICIE.

Modérez des bontés dont l’excès m’embarrasse.
D’un soin si généreux honorer ma disgrâce,
Seigneur, c’est me ranger, plus que vous ne pensez,
Sous ces austères lois dont vous me dispensez.

HIPPOLYTE.

Du choix d’un successeur Athènes incertaine
Parle de vous, me nomme, et le fils de la reine.

ARICIE.

De moi, seigneur ?

HIPPOLYTE.

Je sais, sans vouloir me flatter,
Qu’une superbe loi semble me rejeter :
La Grèce me reproche une mère étrangère.
Mais si pour concurrent je n’avais que mon frère,
Madame, j’ai sur lui de véritables droits
Que je saurais sauver du caprice des lois.
Un frein plus légitime arrête mon audace :
Je vous cède, ou plutôt je vous rends une place,
Un sceptre que jadis vos aïeux ont reçu
De ce fameux mortel que la terre a conçu.
L’adoption le mit entre les mains d’Égée.
Athènes, par mon père accrue et protégée,
Reconnut avec joie un roi si généreux,
Et laissa dans l’oubli vos frères malheureux.
Athènes dans ses murs maintenant vous rappelle :
Assez elle a gémi d’une longue querelle ;
Assez dans ses sillons votre sang englouti
A fait fumer le champ dont il était sorti.
Trézène m’obéit. Les campagnes de Crète
Offrent au fils de Phèdre une riche retraite.
L’Attique est votre bien. Je pars, et vais, pour vous,
Réunir tous les vœux partagés entre nous.

ARICIE.

De tout ce que j’entends, étonnée et confuse,
Je crains presque, je crains qu’un songe ne m’abuse.
Veillé-je ? Puis-je croire un semblable dessein ?
Quel dieu, seigneur, quel dieu l’a mis dans votre sein ?
Qu’à bon droit votre gloire en tous lieux est semée !
Et que la vérité passe la renommée !
Vous-même en ma faveur vous voulez vous trahir !
N’était-ce pas assez de ne me point haïr,
Et d’avoir si longtemps pu défendre votre âme
De cette inimitié…

HIPPOLYTE.

Moi, vous haïr, madame !
Avec quelques couleurs qu’on ait peint ma fierté,
Croit-on que dans ses flancs un monstre m’ait porté ?
Quelles sauvages mœurs, quelle haine endurcie
Pourrait, en vous voyant, n’être point adoucie ?
Ai-je pu résister au charme décevant…

ARICIE.

Quoi ! seigneur…

HIPPOLYTE.

Je me suis engagé trop avant.
Je vois que la raison cède à la violence :
Puisque j’ai commencé de rompre le silence,
Madame, il faut poursuivre ; il faut vous informer
D’un secret que mon cœur ne peut plus renfermer.
Vous voyez devant vous un prince déplorable,
D’un téméraire orgueil exemple mémorable.
Moi qui, contre l’amour fièrement révolté,
Aux fers de ses captifs ai longtemps insulté ;
Qui, des faibles mortels déplorant les naufrages,
Pensais toujours du bord contempler les orages ;
Asservi maintenant sous la commune loi,
Par quel trouble me vois-je emporté loin de moi !
Un moment a vaincu mon audace imprudente :
Cette âme si superbe est enfin dépendante.
Depuis près de six mois, honteux, désespéré,
Portant partout le trait dont je suis déchiré,
Contre vous, contre moi, vainement je m’éprouve :
Présente, je vous fuis ; absente, je vous trouve ;
Dans le fond des forêts votre image me suit ;
La lumière du jour, les ombres de la nuit,
Tout retrace à mes yeux les charmes que j’évite ;
Tout vous livre à l’envi le rebelle Hippolyte.
Moi-même, pour tout fruit de mes soins superflus,
Maintenant je me cherche, et ne me trouve plus :
Mon arc, mes javelots, mon char, tout m’importune ;
Je ne me souviens plus des leçons de Neptune ;
Mes seuls gémissements font retentir les bois,
Et mes coursiers oisifs ont oublié ma voix.
Peut-être le récit d’un amour si sauvage
Vous fait, en m’écoutant, rougir de votre ouvrage ?
D’un cœur qui s’offre à vous quel farouche entretien !
Quel étrange captif pour un si beau lien !
Mais l’offrande à vos yeux en doit être plus chère :
Songez que je vous parle une langue étrangère ;
Et ne rejetez pas des vœux mal exprimés,
Qu’Hippolyte sans vous n’aurait jamais formés.

Source : https://lesmanuelslibres.region-academique-idf.fr
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